lundi 22 septembre 2014

La vie, la mort, les salons du livre et les liens qu'on y tisse


L'ornithologue Jean Paquin, décédé la semaine dernière

Cette semaine, je devais vous parler de la pédanterie avec laquelle certains chroniqueurs pensent sérieusement donner le goût de lire. J'y reviendrai bientôt. De toute façon, la pédanterie ne disparaîtra pas de sitôt.

C'est un événement survenu mercredi dernier qui est venu bouleverser mes plans. Le genre d'imprévu qui coupe le souffle. Jeudi soir, au retour d'une conférence que je donnais à Valleyfield, je suis tombée sur l'avis de décès de l'ornithologue Jean Paquin. 

Je vous mentirais si je vous disais que je connaissais bien Jean. Si je devais utiliser une mesure empirique de relations humaines, je dirais que je le connaissais à peine. On s'était rencontré à Sept-Îles, au Salon du livre de la Côte-Nord, il y a des années de ça. On était quatre à table lors d'un souper organisé pour nous divertir parce que le soir, en février, le temps peut être long à Sept-Îles (Rassurez-vous, amis auteurs, depuis, le Salon du livre a été déplacé au printemps).

Je disais donc que j'ai fait la connaissance de Jean pendant un souper, un vendredi soir de salon du livre. Il y avait trois hommes et une femme (moi!) à cette table et on a parlé d'andropause. Sérieux. Moi, qui n'y connaissais rien et qui étais trop gênée pour poser des questions, j'écoutais avec une attention exceptionnelle celui de mes compagnons qui racontait comment la chose lui était tombée dessus, comment il l'avait vécue en s'isolant dans une cabane pour réfléchir sur la vie et pour réapprivoiser son corps et la personne qu'il était en train de devenir. Jean écoutait aussi, mais avait précisé qu'il était trop jeune pour connaître ça.

Je le savais plus vieux que moi, Jean. Une dizaine d'années peut-être. (L'avis de décès publié cette semaine m'a prouvé que j'avais vu juste.) J'avais 36 ou 37 ans. Il en avait donc 46 ou 47. Et même s'il disait ne pas avoir vécu encore ce passage typiquement masculin, Jean avait été touché par la confession. Remarquez, nous l'étions tous. On ne se connaissait pas et pourtant, on jasait de choses intimes, de la vie dans ce qu'elle a de plus humain: le vieillissement de notre propre corps.  Le genre de conversation que la majorité des gens oublient, probablement.

Moi, j'étais romancière. Je ne pouvais oublier un moment d'une telle intensité. C'était il y a dix ans et je n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir ces trois hommes. Un romancier à son premier roman, un sexologue et Jean, qui était le plus jeune des trois. Et en face, il y avait moi. Vous ne pourriez trouver compagnie plus étrange.

J'ai souvent revu Jean. Toujours dans les Salons du livre. Je m'arrêtais devant son kiosque quand il était en signature. Il s'est arrêté quelques fois devant le mien. On échangeait des banalités, toujours avec un sourire. C'est qu'il restait entre nous le lien créé par cette soirée de confidences, ce vendredi-là, à Sept-Îles.

La vérité, c'est que je ne savais rien d'autre de Jean, à part qu'il était ornithologue et publiait des livres sur les oiseaux. Il n'en savait pas davantage à mon sujet. On n'avait jamais abordé la vie personnelle, la situation conjugale, les enfants, les autres jobs. On ne savait pas si l'autre menait une vie chargée ou si la solitude y creusait des vides. Non, on était des êtres humains qui avaient partagé un souper dans une ville lointaine un soir d'hiver.

Pourtant, apprendre sa mort cette semaine m'a fait tout un choc. Je ne savais même pas qu'il était malade. Vous savez comment ça se passe dans un salon. C'est pas parce qu'une personne n'est pas là qu'elle est malade. C'est souvent juste parce qu'elle n'a pas publié cette année. Ou que son éditeur est moins généreux. Ou que ses finances personnelles ne lui permettent pas de partir trois-quatre jours pour signer des livres loin de la maison. Jamais on ne se dit: « Untel n'est pas au salon en fin de semaine; peut-être qu'il ne va pas bien. »

Comme je l'ai écrit à une auteure qui m'offrait ses sympathies pour la mort d'un homme que je connaissais à peine, il se tisse de drôles de liens dans les salons du livre, et la vie et la mort tricotent au travers et ça crée tout à coup des trous là où on ne s'y attendait pas.

mardi 2 septembre 2014

La mort le Sir Lancelot

Souvenir de 2009 (photo de Marie-Claude Lapointe)
On devait arriver là. On le savait. Ce fut quand même dur.

Ça faisait deux mois déjà qu'il ne se levait plus, mais comme il marchait une fois debout, on se disait qu'on l'aiderait tant qu'on pourrait. Fallait juste pas s'absenter trop longtemps.

Il y a deux semaines, il a commencé à japper quand je n'étais pas dans la même pièce que lui. Deux petits jappements de détresse. Je le comprends! Tu es sourd. Tu peux pas te lever pis tu vois mal. La solitude nous inquiéterait à moins.

Le samedi soir, il est tombé en marchant. Pendant la nuit, il a pleuré pour qu'on l'aide à se retourner. Le dimanche matin, il n'a pas voulu se lever. Il a fallu de la mangue et des fraises pour le convaincre que le jour était arrivé. On s'est vite aperçu qu'il ne marchait plus.

Le lundi non plus il n'a pas voulu se lever. Ce sont les mangues, encore une fois, qui l'en ont persuadé. Plus tard, je l'ai brossé à la carde, ça lui faisait du bien. Après, avec l'aide de mon chum, on lui a donné un bain. Il ronronnait quand je l'ai essoré avec ses serviettes. Et tout à coup, comme si le bain l'avait épuisé, il s'est couché dans les serviettes mouillées et il s'est endormi.

Le lundi soir, au lieu de se rendre au bar laitier, on a fait venir le bar laitier jusque chez nous. Il a mangé sa crème glacée, reçu de la visite. Des amis et des voisins.

Mardi matin,  j'ai téléphoné chez vétérinaire. Ça faisait longtemps qu'il s'y attendait.

J'ai offert à Lancelot le repas du condamné version canine. Une mangue coupée en morceaux, des fraises de mon jardin et du yogourt maison aromatisé à la confiture. Évidemment, il fallait servir le tout dans de la belle vaisselle pour lui donner l'impression qu'il trichait. J'ai ajouté des bleuets, parce qu'il adorait ça, et un sac de cubes de poumon, la gâterie réservée aux heures de bureau. Il a avalé son repas couché, en mangeant dans ma main parce qu'il ne pouvait plus tenir assis.

À 10 h 30, on a quitté la maison. 

Le reste s'est passé comme dans un rêve. Je me souviens qu'il s'est endormi contre moi, la tête dans ma main, presque doucement. Serein comme s'il était juste fatigué. Mort par surdose de barbiturique, a dit le vétérinaire.

J'ai pleuré longtemps, penchée sur lui. Il était lourd comme toutes ces fois où il faisait la roche parce qu'il ne voulait pas se lever. Il était encore chaud, comme quand il dormait. Ne manquait que sa respiration, rendue haletante par les médicaments.

Il aurait eu 12 ans dans trois semaines.

p.s. Je l'ai fait incinérer et je vais l'enterrer dans le jardin, au milieu des plants de fraises. Il en a tellement volé dans sa vie!