lundi 30 novembre 2015

Petite conversation autour du roman policier, par Benoît Bouthillette



Cette semaine, je partage avec vous une réflexion que Benoît Bouthillette a publiée dans l’Alinéa, Automne 2015. Avec la permission de Benoît, évidemment.

Lors d’un récent souper organisé par l’AAAE, je discutais avec l’ancienne présidente, Madame Ginette Bureau, qui me faisait part de sa réticence à lire du roman policier. Sa perception du côté malsain associé au genre était née d’une conférence donnée par un auteur, où ce dernier exposait la part d’ombre de l’humanité intrinsèque à cette littérature. Je tentai de la rassurer en lui disant que, justement, la littérature policière ne se complaisait pas dans la recherche de la part sombre de l’humain, mais qu’elle trouve au contraire son sens à la combattre.

À notre table était assis André Jacques, auteur de polars reconnu, auquel j’adressai cette question : « Cher André. Serais-tu d’accord pour dire que ce qui distingue le roman policier du roman classique, du moins dans sa forme actuelle, c’est que la littérature policière est une littérature du Nous ? Là où le roman traditionnel s’est lentement enlisé vers une littérature du Moi, où le monde est souvent réduit au champ de plus en plus restreint de l’écrivain, le roman policier cherche encore à parler d’enjeux de société ? »

Et sa réponse fut : « Oui, c’est une littérature globale qui embrasse les côtés sombres de l’humain. non pas par simple voyeurisme, mais pour les illustrer et les dénoncer. C’est aussi, à mes yeux, la littérature qui, de nos jours, remplace le mieux la littérature réaliste et sociale des siècles précédents. C’est elle qui plonge le mieux dans la partie cachée et parfois immonde de nos sociétés modernes. Si le Zola de La Bête humaine, le Hugo des Misérables ou le Dostoïevski de Crime et Châtiment ré- écrivaient aujourd’hui leurs œuvres, je crois qu’ils opteraient pour une forme qui s’approcherait beaucoup du polar. »

(Lors d’une rencontre avec Mylène Gilbert-Dumas, nous avions justement évoqué la vidéo de Marguerite Yourcenar où elle traite du paradoxe de l’écrivain en ces termes : « C’est que deux choses à la fois sont vraies et contradictoires. L’une est que l’écrivain doit être profondément soi-même. Il doit avoir un apport personnel à donner. L’autre, c’est qu’il doit s’oublier soi-même, sortir de soi-même, faire table rase de soi-même. »

La littérature de plus en plus autoréférentielle s’éloignerait donc de cet idéal. Lorsque Victor Hugo dit « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous » en préface à ses Contemplations, il nous avise que le deuil dont témoignera son recueil est celui de tout père à la perte de son enfant et de tout homme contemplant la mort.

Mais si le cortège funèbre de Hugo a été suivi par des millions de Parisiens, c’est qu’il écrivait une littérature populaire où l’auteur s’effaçait derrière ses personnages, personnages en lesquels se reconnaissait le peuple.)

Mais cette part sombre de l’humain qu’André Jacques évoquait et dont témoigne le roman policier, ce dernier contribue-t-il justement à la pourfendre en faisant part d’une lutte à la combattre ? Car, là où la littérature dite classique se contenterait d’exposer les noirceurs de l’âme (nommer le mal, en dé- tailler les symptômes, c’est bien, mais c’est se contenter du diagnostic. C’est la première étape vers la guérison, mais aucun remède ni traitement n’a été prescrit), le roman policier contribue peut-être à s’y objecter en exposant une manière de l’affronter ?

En effet, si le roman policier est actuellement si populaire, peut-être est-ce en raison de la recherche de sens qui structure l’enquête, cette volonté d’évincer le mal dans nos sociétés où la perte de repères accompagnant le rejet de la morale a entraîné un désarroi éthique ? (Même si, ultimement, le roman policier n’est qu’une fable où l’humain donne un sens à sa tentative de dominer la mort…) au-delà de l’anecdote, les enjeux exposés dans le roman policier ne sont-ils pas toujours l’affrontement du bien et du mal, la quête de justice pour pourfendre l’injustice — humaine et divine —, des thèmes ancrés dans l’imaginaire collectif depuis Homère ?

Lors d’une récente conversation avec Norbert Spehner, critique émérite, nous en étions arrivés à nommer le roman policier « une littérature de l’évasion » (le clin d’œil carcéral ne nous échappant pas) et, par extension, toute forme de littérature de genre ou populaire faisant explicitement référence à sa capacité à emmener le lecteur dans des univers nouveaux.

Lorsque je lis James Lee Burke, par exemple, ce sont tous les codes moraux de La Louisiane et de l’Amérique, ses blessures et ses tentatives de rédemption, qui me happent et m’entraînent dans des contrées inconnues. En nous parlant du pays où il est né, en faisant en sorte que ses personnages incarnent ses propres tribulations, en nous faisant part de leurs espoirs et de leur soif de justice, et en variant ainsi les points de vue, Burke accomplit ce que la littérature réussit le mieux : susciter l’empathie, créer une ouverture sur le monde.


Benoît Bouthillette publie cet automne L’heure sans ombre aux Éditions Druide. Il s’agit du nouveau volet des enquêtes de l’inspecteur Benjamin Sioui.

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Mot de la Doyenne: Si vous ne l'avez jamais écouté, je vous recommande fortement ce vidéo de Marguerite Yourcenar sur le métier d'écrivain.


lundi 23 novembre 2015

Comme un attentat au Salon du livre de Montréal

Photo piquée sur la page Facebook du  Salon du livre de Montréal 2015


Si vous étiez au Salon du livre de Montréal samedi matin, un peu avant midi, vous avez vécu un événement exceptionnel.

Il était, il me semble, passé 11 h 30 quand a retenti dans le salon du bruit de pétarade semblable à celui d'une mitraillette. Trente secondes, c'est tout ce que ç'a duré, et le temps s'est arrêté.

Nous étions cinq ou six mille. On aurait pourtant entendu une mouche voler. Un silence lourd d'appréhension écrasait la grande salle du salon comme une chape de plomb. En attente, chacun cherchait sous le ronronnement de la ventilation un indice qui aurait trahi la présence d'une Kalachnikov, peut-être au premier étage...

Et tout le monde, sans exception, pensait à Paris.

Pendant une minute, une minute et demie, la perspective d'un attentat a habité tous les esprits, a fait s'emballer toutes les imaginations. Et Dieu sait qu'il y en avait, de l'imagination, dans ce salon du livre! Nous n'étions plus des auteurs, des éditeurs, des lecteurs ou des commis de kiosque. Nous étions des êtres humains pétrifiés.

Comme le silence s'est poursuivi, l'activité a repris, tout doucement. Ici et là, on entendait des soupirs de soulagement et des rires nerveux. Puis les conversations ont effacé toute trace de la menace.

On n'a jamais su ce que s'était passé. Un marteau-piqueur, une perceuse. Qu'importe! Pendant ce court moment, nous avons tous pris conscience de la précarité de la vie. Et nous avons senti dans nos tripes à quel point personne n'est à l'abri.   Ni ici, ni ailleurs, à Paris, Beyrouth, Damas, Bamako, New York ou dans n'importe quel autre ville rendue tristement célèbre depuis quinze ans.

Évidemment, une heure après l'incident, tout le monde l'avait oublié. La peur avait fait place à la frénésie des rencontres entre les lecteurs et les auteurs, entre des auteurs et d'autres auteurs, et entre des auteurs et des éditeurs.

Oui, depuis, la vie a repris son cours. Mais pour moi, rien ne pourra effacer le fait que samedi, un peu avant midi, pendant une minute, une minute et demie, cinq ou six mille Québécois ont communié avec le reste de l'humanité. 

jeudi 12 novembre 2015

Les idios kosmos et la littérature

Je vous demande aujourd'hui de lire ce texte avec ouverture, mais aussi de faire preuve d'indulgence envers moi et envers vous-même si vous ne comprenez pas tout de suite où je veux en venir.  Je m'en vais quelque part, faites-moi confiance.


Tout d'abord, laissez-moi vous expliquer le sens du titre que j'ai choisi pour ce billet.

L'idios kosmos, c'est la vision personnelle que chacun de nous a de l'univers dans lequel nous vivions. C'est l'image de la réalité qu'on a dans notre tête, résultat de l'interprétation par nos sens de notre expérience de la vie et de ce qu'on nous en a dit. C'est subjectif au possible. (Idios kosmos sur Wikipédia (désolée, il n'y en a pas en français.))

L'opposé d'idios kosmos, c'est koinos kosmos, l'univers objectif, la réalité sur laquelle tout le monde s'entend.

Vous vous rappelez vos maths de primaire, quand on explorait la théorie des ensembles? Ben c'est drette ça. Imaginez deux ensembles, la vision du monde d'Alice et la vision du monde de Béatrice. La zone commune, c'est le koinos kosmos. (en rose dans la figure ci-dessous)



Mais voilà! Quand il s'agit de l'univers ou de la réalité, le koinos kosmos n'existe pas.

Pour reprendre les mots d'Emmanuel Carrère, dans Je suis vivant et vous êtes morts, sa biographie de Philip K. Dick, le réel est impossible à appréhender directement, puisque filtré par la subjectivité de chacun. Cela signifie que le consensus à son sujet est une tromperie. 

Autrement dit, ce qu'on pense être la réalité est une convention, purement et simplement. Mais c'est aussi une illusion parce que je ne peux jamais être dans la tête de mon voisin pour percevoir exactement sa vision du monde.

Pourquoi je vous parle de ça? Parce que cette semaine, une amie m'a fait parvenir un texte du Guardian intitulé: Middlebrow? What's so shameful about writing abook and hoping it sells? 

Le terme middlebrow n'a pas d'équivalent en français si ce n'est lecteur moyen. À une certaine époque, on qualifiait de middlebrow ceux qui lisaient les livres qu'il fallait pour bien paraître dans une certaine société. On les mettait en opposition avec les autres, les intellectuels qui, eux, lisaient par goût ce qu'ils avaient envie de lire. Et ça adonnait qu'ils aimaient lire ce qu'on appelle aujourd'hui de la littérature littéraire.

De nos jours, on associe le terme middlebrow à une littérature qui explore l'émotion et les sentiments plutôt que l'écriture académique et l'innovation. C'est une autre façon de distinguer le populaire du littéraire.

L'auteure du texte du Guardian est justement une de ces «middlebrows», c'est-à-dire une lectrice moyenne, de la classe moyenne et âgée entre 40 et 65 ans (le middle age, en anglais).

Et je vous jure qu'elle n'était pas de bonne humeur, la madame. Au point de prendre la plume pour écrire un texte d'opinion et l'envoyer au Guardian. En gros, elle dénonçait le fait qu'on méprise ce qu'elle lit et que, par la bande, on la méprise elle pour oser lire ce qu'elle aime lire.

Ses propos me rappelaient des conversations que j'ai eues avec des auteurs dits littéraires, mais aussi certains commentaires reçus sur ce blogue. En lisant son texte, la conclusion m'a sauté aux yeux.

Parce que nous sommes tous prisonniers de notre idios kosmos, incapables de saisir la réalité telle qu'elle est ni de percevoir la réalité telle que perçue par les autres, nous entretenons, dans le milieu littéraire, un dialogue de sourds.

Depuis que je suis devenue écrivaine, le milieu essaie de m'imposer une vision centriste de la littérature. On met la littérature dite littéraire au centre du monde, avec l'étiquette Littérature consacrée, un peu comme on plaçait la Terre au centre de l'Univers autrefois.



Cette vision du monde nous permet de conclure que c'est cette littérature littéraire qu'on doit enseigner, que c'est elle et elle seule qui a de la valeur dans notre société et que c'est à elle seule qu'on doit remettre des prix. Toutes les autres littératures lui sont extérieures et inférieures et constituent ce qu'on appelle la paralittérature. 

Quels sont les principaux critères pour regarder de haut la paralittérature? Elle s'adresse en général au lecteur moyen (l'accent est donc mis sur l'histoire et non sur l'écriture elle-même) et elle se vend assez bien (en tout cas beaucoup mieux que la littérature dite littéraire).

Et comme les planètes dans le système planétaire d'avant Copernic, ces paralittératures gravitent à l'extérieur de la littérature dite littéraire.  Tellement à l'extérieur qu'Emmanuel Carrère a écrit au sujet de Philip K. Dick:  «Il s'était fait à l'idée qu'un obstacle à la fois incompréhensible et infranchissable, comme un champ magnétique, le séparait de cette terre promise, la littérature respectable. »

Alors, après y avoir réfléchi et avoir confronté mes idées à celles d'auteurs qui ne les partagent pas le moins du monde, j'ai une alternative à proposer pour remplacer la  convention littéraire actuelle, que je trouve dépassée.

Premièrement, au lieu de dire littérature littéraire, ou littérature consacrée, ou littérature respectable, ou what ever autre dénomination élitiste, on pourrait faire comme en Europe et l'appeler littérature blanche. (Je ne sais pas à quoi se réfère le qualificatif blanche, mais je soupçonne que c'est en lien avec la sobriété des couvertures).

Au lieu d'en faire le centre du monde littéraire, on n'a qu'à la considérer comme un genre à part entière. Cette littérature blanche a un public bien précis avec une écriture bien précise. Comme n'importe quelle littérature de genre. 

À côté de la littérature policière, de la littérature de science-fiction, etc., il y aurait désormais la littérature blanche. Point à la ligne. Ce n'est pas une question de jugement de valeurs, mais de genre littéraire. 

Ce nouveau paysage littéraire ressemblerait à ceci:


Certains ensembles se recoupent, d'autres se recouvrent complètement, d'autres sont en quelque sorte isolés parce que totalement différents. Aucun ne se trouve au centre de l'univers. Aucun n'est meilleur, ils sont tous différents ou semblables, selon le penchant de l'auteur et les intérêts des lecteurs.

Évidemment, pour arriver à cette vision du monde de la littérature, il est nécessaire de modifier la convention. Ce n'est pas une chose si difficile à faire quand on réalise que cette convention fait partie du koinos kosmos et que ce koinos kosmos n'est qu'une illusion. 

Comme le disait à peu près Héraclite, celui qui croit dur comme fer que sa vision du monde (son idios kosmos) est la réalité dort au gaz. Seul celui qui doute est éveillé.